Isabel Lapointe

Dignes disciples de cette étrange tradition d’écorchés se soignant à la crème glacée. 

Extrait du roman
Ventre à terre

Nous avons tous les deux dépassé les limites de l’ordre établi. Moi, partant avec un enfant inconnu. Lui, montant dans la voiture d’une inconnue. Mais ce n’était pas nous qui avions commencé. La vie volait ma mère en pleine forme. La vie volait son frère. Un enfant. C’était elle qui avait dépassé l’ordre établi. À partir de là, nous, nous avions tous les droits. 

Nous nous sommes arrêtés au premier McDo. J’étais certaine d’y trouver de la crème glacée à 10 heures. J’ai repris le contrôle des opérations :

- Tu prends quoi? Tu veux tout le menu avec ta crème glacée?

- Non.

- Tu veux le jouet?

- Non, c’est pour les bébés.

- OK. Quelle crème glacée?

- Chocolat avec des pinottes.

- T’as pas d’allergie? Dans une coupe? Tu veux du lait?

- J’ai pas d’allergie. Dans une coupe. Pas de lait. Sauf si chu obligé.

Je lui souris : «T’es pas obligé pour cette fois».

J’ai passé la commande, deux sundaes au chocolat avec des pinottes, plus un café pour moi. On s’est assis face à face, le nez dans notre dessert. Dignes disciples de cette étrange tradition d’écorchés se soignant à la crème glacée. 

«Mon frère y va mourir.» Il m’a regardée de ses yeux trop sérieux en disant cela. J’ai senti mes larmes monter. Trop visibles peut-être. Je lui ai répondu :

- Ma mère va mourir aussi.

- Elle est malade?

- Oui.

- Très grave?

- Oui.

- T’es triste?

- Très.

- Tu pleures beaucoup?

- Oui.

- Mes parents y pleurent aussi. Surtout ma mère.

- J’imagine. C’est terrible. T’as de la peine aussi?

- Je sais pas. Oui. Ben c’est plate. Mon frère y a toujours été malade y a jamais joué avec moi.

- C’est plate. C’est ton grand frère?

- Oui. Mais y est pas grand. C’est parce qu’y est malade. Y pensaient que j’allais le guérir.

- Que toi, tu allais le guérir?

- Oui en naissant.

- Je ne comprends pas.

- Y pensaient que je pourrais lui donner des morceaux.

- Des morceaux de toi?

- Ben des petits morceaux qu’y ont dit. Je sais pas c’est quoi le nom. J’avais peur. Je pensais qu’ils allaient ouvrir mon ventre pour prendre des morceaux.

- Ils t’ont dit ça à toi?

- Non, y ont dit ça avec les docteurs.

- Tes parents ont parlé de ça avec les docteurs?

- Pis là ben je peux pas le guérir. Ils vont pas couper mon ventre.

- C’est pas de ta faute.

- Mes morceaux y sont pas bons pour lui.

- Mais c’est pas de ta faute. On ne choisit pas ses morceaux en naissant.

J’essaie de sourire.

- Mais là mes parents y sont fâchés. Surtout ma mère qui est fâchée.

- Mais elle n’est pas fâchée après toi.

- L’autre jour a criait et a pleurait. A disait qu’a voulait pas avoir d’enfants.

- Mais c’est parce qu’elle a trop de peine. Elle ne le pense pas. Pas vraiment.