Je me lève pour aller me faire couler un bain. La salle de bain est d’un joli lilas apaisant. J’aime cette couleur. Je ne l’ai pas choisie, mais je suis ravie qu’elle m’ait choisie ! J’ai vu la salle de bains d’Éric, sans mal aucun. Je l’ai aperçue en allant chercher des bières pour lui. Elle est pêche. Il m’a dit que celle de Claire est turquoise. Ça n’avait pas l’air de leur plaire particulièrement ni un ni l’autre. Ils auraient préféré blanc. Moi je trouve ça joli, toutes ces couleurs, ça amène de la gaieté ici. Et Dieu sait qu’on en a besoin ! Ils parlent beaucoup contre le motel. C’est sûr que c’est un peu usé, mais qui ne l’est pas ? Il a vécu ce motel. Il a accueilli beaucoup de gens, beaucoup de chagrins. Les biens matériels ne sont pas vraiment importants. Ce qui l’est ce sont les gens. Partout où ils passent, ils laissent une trace de ce qu’ils sont. Surtout quand ils vivent des émotions fortes, violentes. J’entends souvent les murmures de ceux qui sont venus avant. Je les sens dans les murs, dans la literie, parfois dans les objets.
Comme ce bain. Au début, c’était intolérable. Je ne pouvais pas m’étendre dedans. Il avait accueilli dans ses bras de porcelaine usée un corps qui s’était donné la mort. Il avait bercé dans ses eaux sanglantes les restes de vie qui s’échappaient avec tant de désespoir, tant de colère. C’était trop violent pour moi. Je ne pouvais pas m’étendre dans ce cercueil. Pourtant j’ai persisté. Je savais que je pouvais accompagner cette âme. C’était un fils de prisonnier. Venu faire ses adieux à son père qui l’avait agressé. Je l’ai laissée me prendre, me passer dessus sa colère, sa violence. Puis, il est devenu très tendre, il s’est apaisé. Il a quitté la baignoire et la chambre.
Ce n’est pas toujours aussi violent. Heureusement. C’est parfois doux. Un jour, en buvant mon café dans une tasse violette dépareillée que je n’avais jamais utilisée, j’ai eu une image d’une locataire précédente. Une jeune femme. Si triste. Venue voir son père avec sa mère. Elle était ici un peu de force. Sa mère l’avait emmenée. Elle n’en avait pas envie. Elle était venue pour une fête. C’était curieux. Une fête avec son père en prison. Je l’ai vue dans une robe ensuite, comme une robe de princesse. Elle prenait son café dans cette robe, comme si elle ne voulait plus la quitter. Elle était plus heureuse après.
Ça m’est arrivé à d’autres reprises, avec d’autres objets. Le pire, ce sont les oreillers. Ils sont tellement pleins de chagrin ! Au début, je ne pouvais pas dormir, c’était trop dur, trop cruel. Toutes ces peines qui m’envahissaient de tous ces gens qui les avaient portés et déposés dans les oreillers. Je les ai apprivoisés. Doucement, les uns après les autres. Je me disais que partager ces chagrins était ma mission. Doucement, nuit après nuit, je les ai accompagnés. Peu à peu, les chagrins ont quitté les oreillers, ils se sont apaisés.
J’apprivoise les douleurs comme des animaux cruels. Petit à petit je les laisse prendre un peu de vie sur moi, un petit bout que je peux gérer. Quand je m’en suis occupée, la douleur s’en va. Elle me quitte. C’est bizarre, mais parfois ça m’attriste un peu.
Tous ces chagrins, c’est un peu comme s’ils me tenaient compagnie ici…