Isabel Lapointe

Mon père était un fou furieux des mots croisés

Extrait du roman
Nourrir l'ogre

Mon père était un fou furieux des mots croisés. C’est pratiquement un oxymore : « Fou furieux des mots croisés ». Il n’avait aucun intérêt pour la littérature, ni les arts en général, mais les mots croisés c’était un défi, un exercice, une gymnastique à laquelle il consacrait pratiquement deux parfois trois heures chaque soir. Installé dans son fauteuil, le corps rigide, en état d’hyper vigilance. Comme s’il faisait quelque chose d’intense et de follement excitant. Encore maintenant, je ne peux pas sentir l’odeur d’un crayon à mine sans penser à lui. Cette façon qu’il avait de tenir son crayon un peu au-dessus de la page, prêt à compléter les petits carrés. Son air vexé avec ses narines qui se dilataient quand il se rendait compte que le mot n’était pas le bon et le petit geste de frustration retenue pour l’effacer. Il ne détestait rien autant que devoir effacer.

Il croisait systématiquement les mots tous les soirs, sauf l’été quand c’était la balle-molle. Deux soirs par semaine, il allait jouer avec son équipe. Deux autres, il m’entraînait à lancer la balle dans la ruelle. On s’échangeait la balle pendant une heure, sans rien dire. Il ne me conseillait pas. Il disait qu’à force de répéter, mon corps allait apprendre les mouvements. C’était comme faire des gammes. Mon père prêchait le travail de mémoire du corps.

On se lançait la balle dans la ruelle. Il fallait que je sois attentif parce qu’une balle ratée ou mal lancée risquait de briser les vitres des autos. Il me stressait tellement avec ça. Ma mère proposait toujours : « Pourquoi vous allez pas au parc à la place ? Y’aurait moins de danger de casser quelque chose ! » Mais mon père s’obstinait : « C’est mieux la ruelle. Avec les autos, ça le force à être précis. Et ça le motive à attraper ! » Il avait ses méthodes pédagogiques mon père. Il y croyait à ses méthodes. Beaucoup plus qu’à celles de l’école qui n’étaient pas assez sévères et « qui faisaient juste des flancs mous ». Pour mon père, les flancs mous c’était « la pire race ». On devait être vaillant. Et savoir attraper une balle dans une ruelle avec les voitures dans le chemin devait vraisemblablement contribuer à ça.