Isabel Lapointe

Ça n’a pris qu’un petit boulon dévissé pour lui fermer la gueule

Extrait du roman
Nourrir l'ogre

« Vous avez entendu ce qui est arrivé au petit voisin ? » En ce souper du huit juin, où il restait neuf jours de classe, ma mère tentait de faire la conversation. Mon père a levé les yeux vers elle, il ne parlait pas, mais avait toujours l’air ravi de l’écouter. Moi, ça ne m’intéressait pas en général, mais cette fois-là, ça m’intéressait un peu plus. Exceptionnellement, mon père s’est même avancé avec une question :

-   Quel voisin ?

-   Le fils ainé des Bourgeois.

-   Les petits voyous mal élevés ?

-   Ce sont des enfants…

-   Plus vraiment. À douze ans, tu es censé savoir te comporter. Ils font la loi dans le quartier, ils sont bruyants.

-   Et ils font de l’intimidation.

Ça, c’était mon commentaire. Ma mère, soudainement préoccupée, s’est tournée vers moi : « Ils t’ont intimidé ? »

Comment lui répondre sans la bouleverser ? Lui raconter que son fils se faisait traiter de « trace de brake » de « flaque de vomi » de « tas de marde » par Jo, le plus vieux, qui offrait également de « l’enculer pour le déniaiser » et que ça les faisait tous beaucoup rire. Lui raconter que la petite voisine de neuf ans, si timide, se faisait crier « salope, grosse pute, slut » par la tête et se faisait demander si elle voulait le sucer à chaque fois qu’elle revenait de l’école en pleurant et essayant de se boucher les oreilles.

Les adultes, ils ne sont pas équipés pour faire face à ce qu’on vit comme enfant.

Jo, il fallait juste que quelqu’un le fasse taire.

« Donc, qu’est-il arrivé au voisin ? », mon père, voyant que je n’allais pas répondre, perdait patience et s’est tourné vers ma mère plutôt que de s’inquiéter de moi.

-   Il a eu un accident de bicyclette. Il roulait en revenant de l’école et il allait très vite. Sa roue a décroché et il est tombé. Il s’est cassé deux côtes en plus de se fracturer la mâchoire. Sa mère m’a dit qu’ils avaient dû brocher sa mâchoire et qu’il devait maintenant s’alimenter uniquement avec des liquides par une paille. Il en a pour des semaines.

-   C’est bien. On ne l’entendra plus.

Mon père m’avait enlevé les mots de la bouche. Il avait terminé. Comme tous les soirs, presque plus comme une formalité, il nous a remercié ma mère et moi de notre présence au souper et nous a quittés pour sa balle-molle.

La mâchoire brochée. Des semaines de convalescence. Franchement, c’était parfait. Si mon père avait demandé des détails, j’aurais pu lui dire qu’il avait perdu une roue à cause d’un boulon un peu dévissé qui n’a pas tenu le coup au moment où il faisait toujours le même virage de malade en braquant ses roues. Avec un mouvement pareil, avec une telle force et une telle vitesse, aucune chance que la roue reste en place si elle n’est pas solidement retenue. N’importe qui s’intéressant un peu à la physique pouvait déduire ça.

Ça n’a pris qu’un petit boulon dévissé pour lui fermer la gueule et avoir la paix.

Et même après, après qu’on lui ait enlevé ses broches dans la mâchoire et qu’il a pu recommencer à parler, il est resté plus tranquille. Il faut dire qu’avec ses cicatrices sur le visage en plus d’un nouveau défaut de langage que ses parents n’ont jamais jugé bon de faire corriger par de l’orthophonie, il était moins sûr de lui. Mon père avait raison : c’était bien, on ne l’entendait plus.