Isabel Lapointe

Dans ce temps-là, c’était pas mal moins fluide le désir.

Extrait du roman
À cause d'elle

Jeanne et Simone m'avaient traîné au resto. Elles avaient choisi celui-ci parce que c’était l’anniversaire de Simone et qu’elle voulait un souper chic. D’habitude, on sortait jamais dans les endroits chers, mais pour des sushis, on était tous prêts à se faire ruiner. Jeanne et Simone étaient ravies de me niaiser. Elles ne m’avaient jamais vu comme ça, aussi ému devant quelqu’un. J’avais tellement hâte qu’elle vienne prendre la commande pour avoir une chance de me faire remarquer.

La geisha de mes rêves souriait également à tout le monde, mais je m’imaginais qu’elle me souriait un peu plus. Au bout d’un moment, elle me souriait même un peu moins. C’était un restaurant chic. Pas des sushis dans des boîtes en plastique ni un all-you-can-eat où on se bourrait la face dans le riz et le panko en espérant des miettes de poisson. Je sais, je les connaissais tous. On a jamais mangé autant de sushis que pendant cette période. Tout le monde aimait les sushis. Les enfants aimaient les sushis! Même moi j’aimais ça alors que personne n’avait jamais réussi à me faire manger du poisson, sauf bien pané en rectangle, n’ayant plus l’air de poisson. Avec du ketchup en plus, comme une grosse frite de poisson. On était passé de ça au poisson cru. Une moyenne ride. Je me retrouvais donc régulièrement dans des restos cheaps avec des p’tits culs qui tannaient leur mère pour qu’elle leur laisse ses morceaux de saumon bien rose et qu’elle se retrouve à manger tous les maudits petits rouleaux de concombre insignifiants ou, encore pire, ceux avec les avocats déjà noircis.

Ce soir-là, devant mon menu, je ne pensais pas rencontrer quelqu’un. Surtout que cette personne-là, pour la première fois de ma vie, ben j’en avais vraiment envie. C’était violent, dans mon ventre. Comme du plaisir qui faisait mal en même temps. Je voulais tellement, et on sait ben, c’est toujours dans ce temps-là que ça marche pas! C’est comme quand tu veux vraiment une job. Dans ce temps-là, je savais pas encore ce que c’était vouloir une job, mais ce soir-là, j’ai appris c’était quoi vouloir quelqu’un.

Pour rendre ça plus compliqué, je voulais qu’elle me remarque alors que je portais malgré moi mon corps de fille en sachant bien que je la trompais sur la marchandise.

Ça a l’air un peu bizarre maintenant de se préoccuper de ça, mais, dans ce temps-là, c’était pas mal moins fluide, le désir. C’était encore ben hétéronormatif. Un monde encore surtout déterminé par la biologie du mâle-femelle. Ça commençait à peine le monde queer. Les non-cisgenre étaient encore bizarres. J’étais encore bizarre. On me regardait beaucoup trop à mon goût. Pour les mauvaises raisons je veux dire. Parce que me regarder, dans l’absolu, c’était parfait pour moi. Ça l’a toujours été. Ça l’était encore jusqu’à y’a pas si longtemps. Quand j’étais encore présentable, bien que pas mal usé.