Vincent me serre très fort les doigts. Comme si j’allais partir. Ou pour lui, s’empêcher de me quitter.
«Je suis là mon amour. Je suis là. Ne t’inquiète pas.»
Je reçois des dizaines de messages par jour de gens qui prennent de ses nouvelles. Je suis de loin la plus célèbre, j’ai changé globalement la vie de milliers de gens, de millions probablement quand on extrapole, mais je ne pense pas qu’aucun vienne me voir sur mon lit de mort.
Là c’est Simone qui vient d’écrire. Elle a envoyé une nude d’elle pour faire sourire Vincent. À soixante-quinze ans, c’est quand même assez audacieux. Surtout qu’elle s’est fait teindre les poils de la vulve et des aisselles de la même couleur que ses cheveux roses… Je ne sais pas si Vincent sera en mesure de la voir… c’est peut-être mieux ainsi finalement. Divine Simone!
Le mois dernier, elle est venue avec Jeanne pique-niquer dans le lit de Vincent! Les deux filles avaient apporté tout le kit. Une nappe, des sushis, du saké. Elles se sont installées comme les princesses qu’elles ont toujours été. Elles avaient même apporté des petites pilules de LSD qu’elles consomment toutes les deux à petite dose sur une base régulière. Ils ont eu un plaisir incroyable malgré l’état de faiblesse de Vincent. Pendant quelques heures, il a eu trop de fun pour se souvenir qu’il était malade. Elles ont parlé de leurs moments ensemble et Vincent éclaté de rire quand il a pris sa serviette de table et vu qu’elles avaient écrit son numéro de téléphone dessus : «Ça te rappelle des souvenirs petite cochonne?» a dit Simone. Ça m’a toujours un peu choqué qu’elle continue de l’appeler ainsi au fil des années, mais je ne m’en suis jamais mêlé. C’est un étrange nom affectueux. Mais pour Simone, c’est tellement clair :
- Vincent, j’ai pas l’impression que je vais pouvoir te le redire ben ben encore, mais tu as été un vrai frère pour moi pendant toutes ces années. Tu m’as tellement souvent ramassée dans les restos, les bars ou chez mes ex!
- Ça s’est sûr! À un moment donné on appelait le canapé du salon : le lit à Simone. Après, c’est devenu le mien, mais ça, c’est une autre histoire…
- Je sais pas pourquoi j’ai jamais réussi à trouver l’amour! Gars, fille, non-binaire! Il n’y en a jamais eu avec qui ça a marché plus que deux ans! C’est comme si j’avais pas réussi à trouver la bonne personne. C’était peut-être parce que c’était toi finalement…
- Pour nous aussi ça aurait fini en braillant! Et t’aurais eu personne à texter à deux heures du matin pour venir te chercher à l’autre bout de la ville! Moi, j’étais là pour te ramener à la maison.
- Pis le lendemain, amochée avec du liner coulant plein le visage, je m’installais au comptoir avec Hana pendant que tu nous faisais du café au lait et des crêpes. Je me disais à ce moment-là qu’on aurait pu être un trouple. J’aurais été bien avec vous. Mais vous aviez pas de place pour personne dans votre couple… Faque je braillais un bon coup, pis je repartais chez nous. Seule jusqu’à ce que j’y crois encore. Maudit que je suis bien depuis que je suis toute seule, pis que j’y crois pu!
C’est moi qui ai ramassé les restes de nourriture dans le lit alors qu’ils étaient endormis tous les trois, dans les bras les uns des autres. Cette étrange fratrie de vieilles personnes qui avait l’air d’une bande d’ados. Comme cette première fois où je les ai rencontrés. Depuis bien avant moi, ils se voyaient au moins trois fois par an, à chacun de leurs anniversaires. C’était sacré. Vincent a probablement manqué quelques rendez-vous pendant les années où il allait très mal, mais leur amitié a toujours résisté. J’en ai fait partie un peu, de loin, mais quand ils sont tous les trois, c’est comme si un lieu sacré se créait duquel tout le monde autre qu’eux était exclus.